La personnalité de saint Jean Koukouzelis, telle que nous la révèle sa vie, demeure très effacée. Nous connaissons beaucoup mieux ses compositions et son œuvre que les circonstances de son existence. L'original de sa Vie, ou la copie la plus ancienne que nous en ayons, est conservé au monastère athonite de Zographou, et date du XVème siècle (Z. Todorova, Ivan Koukouzelis, Soila 1980, p. 46 en bulgare)
Le récit le plus connu a été consigné par Agapios dans son ouvrage Le salut pour les pécheurs, au XVIIème siècle. Toutes les copies de la Vie de saint Jean Koukouzelis contiennent les mêmes détails.
Il naquit à Durace (Dyrrachium) dans la famille d'un prêtre, probablement en 1280. Il perdit son père très tôt ; encore jeune garçon, il fut envoyé par sa mère étudier les Saintes Écritures. C'est ainsi que, dès son adolescence, il fit un premier séjour au Mont Athos (A. Gastoué, Introduction à la paléographie musicale byzantine, Catalogue des manuscrits de musique byzantine de la Bibliothèque Nationale de Paris. Paris, 1908, p.20).
Selon la tradition, il vécut dans la cellule dite aujourd'hui « Koukouzelissa », tout près de Karyès, qui existe encore et qui appartient depuis toujours au monastère de Zographou. Le dernier moine, qui passa trente-huit ans dans ce kellion, raconte que le jeune Jean vécut ici avec cinq ou six moines de Zographou.
Pourvu d'une voix angélique, ayant reçu le don de la musique, le garçon fut envoyé à Constantinople pour faire ses études à l'école de musique. Ce fut son deuxième voyage. Là-bas, Jean surpassa ses condisciples et termina brillamment ses études. L'empereur Andronic II l'aimait beaucoup et le nomma chantre, puis protopsalte (premier chantre) dans la Grande Église de Sainte-Sophie et dans l'église du Palais impérial, dite « Les Blachernes ». Le chantre Jean reçut le sobriquet de « Koukouzelis », qui peut avoir de nombreuses interprétations. Mais puisque aujourd'hui encore la population de la Grèce du nord appelle les rossignols « koukouzelia », le surnom Koukouzelis doit signiiler « rossignol ».
Jean devint le favori de l'empereur. il lui demanda la permission d'aller à Durace voir sa mère. Ce fut son troisième voyage. Une fois arrivé, en approchant de la maison paternelle, il entendit sa mère pleurer. Il s'arrêta et nota sur un fragment de papier sa lamentation, qui servira plus tard de mélodie de base à sa composition « Polyeleos de la femme bulgare» (Tès Boulgaras). Après ce séjour chez sa mère, il rentra à Constantinople.
L'empereur avait l'intention de marier son chantre favori à une princesse. Mais le Ciel voulut que Jean choisisse un autre chemin. En cachette, il disparut de Constantinople et arriva au Mont Athos pour y rester définitivement. Ce fut son dernier voyage. Jean devait avoir alors vingt-cinq ans. Il demeura sur la Sainte Montagne jusqu'à la fin de ses jours, pendant cinquante ou cinquante-cinq ans. Il devait mourir à l'âge de quatre-vingts ans, ou un peu plus ; on admet 1360 comme date de son décès.
Nous ne connaissons pas les vraies causes de la fuite de Jean de Constantinople. Arrivé au Mont Athos, il se fit passer pour un pâtre. il se trouvait sur le territoire de Lavra, le plus grand, le plus beau, le mieux organisé des vingt monastères athonites. Il y vécut en ermite, dans une grotte proche du monastère
Tandis que Jean se cachait au Mont Athos, l'empereur le faisait rechercher; des lettres furent envoyées dans tout l'empire. Un jour, le pauvre pâtre de Lavra s'en fut tout seul dans la montagne et se mit à chanter. Il le fit si merveilleusement qu'un ermite voisin pensa que c'était un ange qui chantait. Il sortit de sa grotte et aperçut le pâtre. « Voilà l'homme recherché par l'empereur», se dit-il. Et aussitôt il en informa l'higoumène. Ce dernier s'entretint avec Jean, qui reconnut être le chantre Koukouzelis. L'higoumène partit immédiatement pour Constantinople, rencontra l'empereur et obtint sa grâce pour Jean. L'higoumène revint au Mont Athos, accompagné de l'empereur. Celui-ci y rencontra son chantre favori, Jean, et lui accorda de rester à jamais au Mont Athos.
Plus tard, Jean demanda la permission de construire une cellule, à cinq cents mètres à l'ouest du monastère. Cette cellule des Saints Archanges existe toujours, mais est en ruine. Là, Jean Koukouzelis vécut jusqu'à la fin de ses jours. Il fut enterré sous le sol de cette cellule. il laissa quelques élèves, dont le moine Gerasim qui a écrit sa Vie. La cellule des Saints Archanges fut habitée jusqu'en 1929, puis abandonnée. Elle comporte une petite église, une salle de séjour, deux petites chambres à coucher, une véranda, une cuisine et un débarras.
Voilà, en bref, quelle fut la vie de saint Jean Koukouzelis. Très modeste, elle ressemble à toutes les vies de tant de moines pieux et inconnus.
Il connaissait parfaitement la notation neumatique du chant byzantin qui comportait à l'époque vingt-deux signes. il l'enrichit, jusqu'à la doter de quatre-vingts signes, et aujourd'hui cette notation est connue sous son nom : la notation koukouzelienne. Il copia et « embellit» un bon nombre de compositions de ses prédécesseurs, écrivit des centaines, des milliers de compositions, ainsi que des poèmes et des hymnes, et il travailla aussi la théorie de la musique. Sa notation et ses compositions étaient si difilciles à exécuter qu'on les a nommées « le fléau des chantres» !
Pendant les cinq siècles suivants, jusqu'à la réforme de Chrysante en 1832, les chantres et les « mélurges» (ou compositeurs) de l'époque dite post-byzantine ont utilisé la notation koukouzelienne. De la période antérieure à la chute de Constantinople (330-1453), nous connaissons les noms de trente-huit mélurges byzantins. De 1453 jusqu'à la réforme de la notation par Chrysante (1832), nous sont parvenus les noms de cinq cent cinquante. Ajoutons encore quelques chiffres qui pourront être utiles : environ cinq mille manuscrits de chant byzantin sont parvenus jusqu'à nous. Ces manuscrits doivent contenir environ cinquante mille compositions. Une partie de celles-ci appartient à Jean Koukouzelis. Tout est loin d'être catalogué ou porté à la lumière. Un jour une main heureuse, ou une équipe de savants, pourra rassembler ce qui est éparpillé dans toutes les bibliothèques; alors nous saurons enfin exactement ce que représente l'œuvre de Jean Koukouzelis, dans son immensité, dans sa valeur et sa beauté. Le catalogue de ses compositions contient entre 2.500 et 3.000 compositions, et ce n'est qu'un début.
Les textes de ses compositions sont souvent des versets de psaumes, des tropaires des saints, des hymnes connus, ou ses propres poèmes. En général, ce sont des lamentations, les pleurs, les regrets, les prières d'un pécheur.
Saint Jean Koukouzelis se situe très bien dans son époque, le moyen-âge. Il ne faut pas chercher à le comprendre en dehors de cette époque. « On peut échanger les tourbillons de la vie contre une contemplation sans fin» - dit un autre poète de la même époque. Jean Koukouzelis personnalise assez bien l'ascète chrétien: très peu de sommeil, peu de nourriture, aucun souci pour le corps, beaucoup de prières. Dans ce sens, loin du luxe de l'aristocratie constantinopolitaine, Jean a vécut la vie simple d'un moine. Presque inconnu, il a traversé la vie terrestre très modestement, laissant son message, qui est celui d'un simple moine pieux, dénué d'importance. Il apparaît comme un bref reflet de la lumière céleste dans le miroir de l'Histoire.
D'autre part, son séjour à Lavra coïncide parfaitement avec le renouveau de la vie spirituelle au Mont Athos au XIVème siècle. Restant silencieux six jours de la semaine, il paraissait seulement le dimanche pour chanter dans la grande église de Lavra. Ainsi, dans le silence, il a pu créer son œuvre de mélurge ; appelé par ses contemporains et les générations suivantes « Le Maître », il n'était pas moins grand, dans son ordre, que saint Jean Chrysostome ou saint Jean Damascène. Il nous a laissé ces formes musicales amples, majestueuses, parfaites, dignes de l'époque de la « Renaissance des Paléologues ».
Hommage soit rendu au professeur Ivan Dujcev (1907-1986), célèbre médiéviste bulgare dont on trouve ici les idées et les opinions sur saint Jean Koukouzelis, exprimées au cours de deux entretiens que j'eus avec lui, à la Sorbonne et chez moi, en avril 1985.
Borislav GUEORGUIEV
Le récit le plus connu a été consigné par Agapios dans son ouvrage Le salut pour les pécheurs, au XVIIème siècle. Toutes les copies de la Vie de saint Jean Koukouzelis contiennent les mêmes détails.
Il naquit à Durace (Dyrrachium) dans la famille d'un prêtre, probablement en 1280. Il perdit son père très tôt ; encore jeune garçon, il fut envoyé par sa mère étudier les Saintes Écritures. C'est ainsi que, dès son adolescence, il fit un premier séjour au Mont Athos (A. Gastoué, Introduction à la paléographie musicale byzantine, Catalogue des manuscrits de musique byzantine de la Bibliothèque Nationale de Paris. Paris, 1908, p.20).
Selon la tradition, il vécut dans la cellule dite aujourd'hui « Koukouzelissa », tout près de Karyès, qui existe encore et qui appartient depuis toujours au monastère de Zographou. Le dernier moine, qui passa trente-huit ans dans ce kellion, raconte que le jeune Jean vécut ici avec cinq ou six moines de Zographou.
Pourvu d'une voix angélique, ayant reçu le don de la musique, le garçon fut envoyé à Constantinople pour faire ses études à l'école de musique. Ce fut son deuxième voyage. Là-bas, Jean surpassa ses condisciples et termina brillamment ses études. L'empereur Andronic II l'aimait beaucoup et le nomma chantre, puis protopsalte (premier chantre) dans la Grande Église de Sainte-Sophie et dans l'église du Palais impérial, dite « Les Blachernes ». Le chantre Jean reçut le sobriquet de « Koukouzelis », qui peut avoir de nombreuses interprétations. Mais puisque aujourd'hui encore la population de la Grèce du nord appelle les rossignols « koukouzelia », le surnom Koukouzelis doit signiiler « rossignol ».
Jean devint le favori de l'empereur. il lui demanda la permission d'aller à Durace voir sa mère. Ce fut son troisième voyage. Une fois arrivé, en approchant de la maison paternelle, il entendit sa mère pleurer. Il s'arrêta et nota sur un fragment de papier sa lamentation, qui servira plus tard de mélodie de base à sa composition « Polyeleos de la femme bulgare» (Tès Boulgaras). Après ce séjour chez sa mère, il rentra à Constantinople.
L'empereur avait l'intention de marier son chantre favori à une princesse. Mais le Ciel voulut que Jean choisisse un autre chemin. En cachette, il disparut de Constantinople et arriva au Mont Athos pour y rester définitivement. Ce fut son dernier voyage. Jean devait avoir alors vingt-cinq ans. Il demeura sur la Sainte Montagne jusqu'à la fin de ses jours, pendant cinquante ou cinquante-cinq ans. Il devait mourir à l'âge de quatre-vingts ans, ou un peu plus ; on admet 1360 comme date de son décès.
Nous ne connaissons pas les vraies causes de la fuite de Jean de Constantinople. Arrivé au Mont Athos, il se fit passer pour un pâtre. il se trouvait sur le territoire de Lavra, le plus grand, le plus beau, le mieux organisé des vingt monastères athonites. Il y vécut en ermite, dans une grotte proche du monastère
Tandis que Jean se cachait au Mont Athos, l'empereur le faisait rechercher; des lettres furent envoyées dans tout l'empire. Un jour, le pauvre pâtre de Lavra s'en fut tout seul dans la montagne et se mit à chanter. Il le fit si merveilleusement qu'un ermite voisin pensa que c'était un ange qui chantait. Il sortit de sa grotte et aperçut le pâtre. « Voilà l'homme recherché par l'empereur», se dit-il. Et aussitôt il en informa l'higoumène. Ce dernier s'entretint avec Jean, qui reconnut être le chantre Koukouzelis. L'higoumène partit immédiatement pour Constantinople, rencontra l'empereur et obtint sa grâce pour Jean. L'higoumène revint au Mont Athos, accompagné de l'empereur. Celui-ci y rencontra son chantre favori, Jean, et lui accorda de rester à jamais au Mont Athos.
Plus tard, Jean demanda la permission de construire une cellule, à cinq cents mètres à l'ouest du monastère. Cette cellule des Saints Archanges existe toujours, mais est en ruine. Là, Jean Koukouzelis vécut jusqu'à la fin de ses jours. Il fut enterré sous le sol de cette cellule. il laissa quelques élèves, dont le moine Gerasim qui a écrit sa Vie. La cellule des Saints Archanges fut habitée jusqu'en 1929, puis abandonnée. Elle comporte une petite église, une salle de séjour, deux petites chambres à coucher, une véranda, une cuisine et un débarras.
Voilà, en bref, quelle fut la vie de saint Jean Koukouzelis. Très modeste, elle ressemble à toutes les vies de tant de moines pieux et inconnus.
Il connaissait parfaitement la notation neumatique du chant byzantin qui comportait à l'époque vingt-deux signes. il l'enrichit, jusqu'à la doter de quatre-vingts signes, et aujourd'hui cette notation est connue sous son nom : la notation koukouzelienne. Il copia et « embellit» un bon nombre de compositions de ses prédécesseurs, écrivit des centaines, des milliers de compositions, ainsi que des poèmes et des hymnes, et il travailla aussi la théorie de la musique. Sa notation et ses compositions étaient si difilciles à exécuter qu'on les a nommées « le fléau des chantres» !
Pendant les cinq siècles suivants, jusqu'à la réforme de Chrysante en 1832, les chantres et les « mélurges» (ou compositeurs) de l'époque dite post-byzantine ont utilisé la notation koukouzelienne. De la période antérieure à la chute de Constantinople (330-1453), nous connaissons les noms de trente-huit mélurges byzantins. De 1453 jusqu'à la réforme de la notation par Chrysante (1832), nous sont parvenus les noms de cinq cent cinquante. Ajoutons encore quelques chiffres qui pourront être utiles : environ cinq mille manuscrits de chant byzantin sont parvenus jusqu'à nous. Ces manuscrits doivent contenir environ cinquante mille compositions. Une partie de celles-ci appartient à Jean Koukouzelis. Tout est loin d'être catalogué ou porté à la lumière. Un jour une main heureuse, ou une équipe de savants, pourra rassembler ce qui est éparpillé dans toutes les bibliothèques; alors nous saurons enfin exactement ce que représente l'œuvre de Jean Koukouzelis, dans son immensité, dans sa valeur et sa beauté. Le catalogue de ses compositions contient entre 2.500 et 3.000 compositions, et ce n'est qu'un début.
Les textes de ses compositions sont souvent des versets de psaumes, des tropaires des saints, des hymnes connus, ou ses propres poèmes. En général, ce sont des lamentations, les pleurs, les regrets, les prières d'un pécheur.
Saint Jean Koukouzelis se situe très bien dans son époque, le moyen-âge. Il ne faut pas chercher à le comprendre en dehors de cette époque. « On peut échanger les tourbillons de la vie contre une contemplation sans fin» - dit un autre poète de la même époque. Jean Koukouzelis personnalise assez bien l'ascète chrétien: très peu de sommeil, peu de nourriture, aucun souci pour le corps, beaucoup de prières. Dans ce sens, loin du luxe de l'aristocratie constantinopolitaine, Jean a vécut la vie simple d'un moine. Presque inconnu, il a traversé la vie terrestre très modestement, laissant son message, qui est celui d'un simple moine pieux, dénué d'importance. Il apparaît comme un bref reflet de la lumière céleste dans le miroir de l'Histoire.
D'autre part, son séjour à Lavra coïncide parfaitement avec le renouveau de la vie spirituelle au Mont Athos au XIVème siècle. Restant silencieux six jours de la semaine, il paraissait seulement le dimanche pour chanter dans la grande église de Lavra. Ainsi, dans le silence, il a pu créer son œuvre de mélurge ; appelé par ses contemporains et les générations suivantes « Le Maître », il n'était pas moins grand, dans son ordre, que saint Jean Chrysostome ou saint Jean Damascène. Il nous a laissé ces formes musicales amples, majestueuses, parfaites, dignes de l'époque de la « Renaissance des Paléologues ».
Hommage soit rendu au professeur Ivan Dujcev (1907-1986), célèbre médiéviste bulgare dont on trouve ici les idées et les opinions sur saint Jean Koukouzelis, exprimées au cours de deux entretiens que j'eus avec lui, à la Sorbonne et chez moi, en avril 1985.
Borislav GUEORGUIEV
in Le M.O. n°104- I 1984
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