Michel Quenot, « Art vocal sacré et théologie. Saints hymnographes et mélodes byzantins »
Recension par Jean-Claude Larchet sur orthodoxie.com
Michel Quenot, Art vocal sacré et théologie. Saints hymnographes et mélodes byzantins, Éditions Orthdruk, Bialystok (Pologne), 2017, 200 p., 78 illustrations en couleur.
L’archiprêtre Michel Quenot est bien connu pour son abondante production de livres relatifs à l’iconographie orthodoxe. C’est du chant liturgique orthodoxe qu’il nous parle dans ce nouveau livre, mais sa thématique habituelle n’en est pas pour autant abandonnée: il établit de manière récurrente un parallèle étroit entre l’art sacré du chant et l’art sacré de l’icône, montrant bien les analogies, les similitudes et les points de rencontre entre ces deux éléments constitutifs et caractéristiques dans leurs formes respectives, des services liturgiques de l’Église orthodoxe.
Il existe en français très peu de livres sur le chant liturgique, et encore moins d’études qui font le lien entre le chant et l’iconographie. Ce livre retient d’autant plus l’attention.
On ne trouvera pas ici de considérations techniques – qui d’ailleurs, en ce qui concerne le chant spécifiquement byzantin auquel s’intéresse essentiellement l’auteur, sont assez complexes – mais une réflexion profonde sur ce qu’est et doit être le chant pour répondre à ses finalités dans le cadre liturgique (le problème de l’adéquation des moyens avec la fin se posant ici de manière aussi aiguë que dans le domaine de l’iconographie). La question est d’importance car, rappelle l’auteur, « comme les couleurs, les sons et les paroles agissent sur nous. La musique et le chant nous informent, nous forment et nous transforment. Ils apaisent, élèvent, dynamisent, ennoblissent, réconfortent mais peuvent aussi distraire, endormir, perturber et pervertir. C’est assez dire leur importance dans la vie quotidienne mais aussi spirituelle, et par conséquent dans l’Église. » Mais en dehors de son aptitude à produire sur l’âme les effets spirituels positifs souhaitables, le chant liturgique doit aussi remplir correctement son rôle de support à la prière, tant par sa forme musicale que par sa capacité à porter adéquatement les paroles de demande ou de louange.
C’est dans le premier chapitre surtout, intitulé « De la théologie en couleur à la théologie en poésie et en musique » que l’auteur établit le parallèle éclairant entre le chant liturgique et l’icône. Il écrit notamment : « Les compositeurs de musique sacrée – musique qui répond à des canons particuliers et ne saurait être confondue avec la musique religieuse –, répondent aux mêmes exigences que les iconographes. Il leur revient prioritairement d’éviter la confusion entre le psychique et le spirituel, sachant que l’être humain adopte plus facilement une musique en lien avec ses passions. Une musique liturgique authentique s’inspire de l’ascétisme de l’Église sans pour autant la réduire à cela. De même que l’iconographe ne saurait – à l’inverse de l’artiste – donner libre cours à son imagination, assujetti qu’il est aux canons de l’Église forgés par la tradition, ainsi l’hymnographe et le mélode évoluent dans un cadre précis, dicté par la fidélité au message proclamé. Cet encadrement, loin de brider la créativité, permet de mieux développer la structure et de varier le rythme. Comment ne pas être frappé par l’harmonie entre le texte poétique et la musique, la correspondance rythmique et mélodique à l’atmosphère des fêtes et des différents offices, le souffle spirituel omniprésent ? »
Dans le deuxième chapitre l’auteur évoque la présence du chant dès les premiers temps de l’Église, avant d’analyser son évolution au cours des siècles, tout en montrant la continuité qui caractérise cette évolution. Il rappelle que l’Église a toujours exclu l’usage d’instruments pour remplacer ou accompagner le chant. Il en donne comme raison première le lien qu’avait dans les premiers siècles la musique instrumentale avec les cérémonies païennes, mais cette raison ne nous paraît pas fondamentale: le chant était bien évidemment lui aussi l’objet d’un usage profane, et il était possible à l’Église de spiritualiser la musique instrumentale de la même manière qu’elle avait spiritualisé le chant. La vraie raison est que la voix humaine est le plus parfait des instruments, qu’elle est naturelle et à été créée par Dieu, et qu’il convient d’offrir à Dieu ce qu’il y a de meilleur, Lui rendant liturgiquement les dons qu’il nous a faits. La même raison d’ailleurs explique pourquoi dans les Églises orthodoxes, et selon les recommandations canoniques des conciles (notamment le concile in Trullo), le chant n’est pas assuré par tous mais par un petit nombre de fidèles compétents qui sont en la matière le meilleur de la communauté tout en représentant celle-ci dans sa totalité. L’auteur ne manque d’ailleurs pas de le remarquer par la suite, ajoutant que la compétence du chantre n’est pas seulement technique, mais aussi et surtout charismatique.
Soulignant les vertus du chant spécifiquement byzantin, l’auteur regrette les dérives qui, à partir du XVIIIe siècle ont entraîné le chant liturgique en Russie loin des formes canoniques qui y avaient jusque-là été préservées: « Malheureusement, Pierre le Grand provoque un grand tournant dans l’Église russe qui bouleverse tout. Dans sa frénésie de moderniser la Russie par une occidentalisation à outrance, il intervient outrageusement dans les affaires de l’Église dont il sape la tradition. L’introduction d’éléments hétérogènes conduit à un appauvrissement de la tradition théologique avec une répercussion manifeste dans l’iconographie et la musique liturgique. La peinture de la Renaissance exerce une influence catastrophique qui conduit à une iconographie de style italianisant. Le recours au naturalisme dans l’icône la réduit progressivement à une peinture religieuse, ce qu’elle ne saurait être. Sans entrer dans les détails ici, disons que le déclin amorcé s’est répercuté jusqu’à nos jours où l’on assiste cependant à un renouveau réjouissant. Tout aussi désastreux sont les changements initiés au niveau de la musique liturgique. Le despote engage des musiciens occidentaux auxquels il confie des postes clefs avec pour résultat l’introduction de la musique polyphonique, aujourd’hui bien ancrée dans l’Église orthodoxe russe et dans d’autres Églises-sœurs slaves. Non pas qu’il faille bannir cette musique d’une beauté indéniable, mais reconnaissons que le monde a ainsi fait son entrée dans l’Église à travers une musique trop souvent composée selon des règles étrangères avec un fort appel aux émotions. » Il faudrait cependant ajouter qu’à côté de la polyphonie complexe des auteurs profanes, l’Église russe a préservé (et privilégie dans la plupart des paroisses) la polyphonie du chant obikhod, plus simple et plus populaire), et redécouvre aussi les formes anciennes du chant znamenny, proche du chant byzantin.
Le chapitre 3 présente de manière simple la nature de la musique byzantine, en rappelant les temps forts de son élaboration. L’auteur remarque: « Dans le but d’exprimer l’être profond – n’oublions pas que le son a partie lié avec l’intériorité – le chant byzantin ne repose pas sur un système de notes, autant de sons séparés et programmés, mais sur des inflexions vocales associées à un rythme développé avec les paroles. ses formules permettent des associations avec ce que la mémoire retient au tréfonds de l’être. Le rythme, quant à lui, correspond à celui de la poésie. »
Le chapitre 4 approfondit la question de la relation du chant et de la musique avec la vie spirituelle, rappelant que l’un est l’autre peuvent avoir des effets négatifs ou positifs sur l’âme, et que la visée du chant liturgique est d’élever l’esprit vers Dieu en préservant son mouvement de toute dispersion et de tout élément passionnel, et en lui permettant ainsi d’exercer au mieux sa fonction contemplative et unitive.
Le chapitre 5 s’intéresse à la structure de l’hymnographie de tradition byzantine entendue au sens large (livres liturgiques, composition des canons, nature des tropaires et des kondakia…) et à l’évolution de la notation.
Les chapitres suivants, qui occupent près des deux tiers du volume, présentent les principaux mélodes (auteurs d’hymnes liturgiques) et leurs représentations iconographiques. Si certains d’entre eux sont très connus comme Éphrem le Syrien, Romain le Mélode, Sophrone de Jérusalem, André de Crète, Jean Damascène, Cosmas de Maïoum, Théodore Studite, Joseph l’Hymnographe, Théophane le Marqué, d’autres le sont moins, comme Anatole de Constantinople, Étienne le Sabaïte, Clément l’Hymnographe, André Pyros l’Aveugle, Métrophane de Smyrne, Jean Mavropous… Ce n’est pas le moindre mérite de l’auteur d’avoir accordé la place qu’il leur revient à un certain nombre de femmes hymnographes peu (re)connues comme Cassiane, Théodosia la Mélode ou Thékla la Mélode.
Comme dans toutes les publications antérieures de l’auteur, on trouvera ici une abondante iconographie très bien choisie.
On ne peut que recommander ce livre, l’un des meilleurs ouvrages de vulgarisation sur le chant liturgique conçu dans sa dimension essentielle: sa nature et sa fonction spirituelles.
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